De Lublin…

Lublin occupe une place à part dans l’histoire des Juifs de Vire : deux familles sont en effet originaires de cette ville (la famille Augier et la famille Zajdenwerg) et trois des sept Virois déportés y ont leurs racines : Dora, Raphaël et Rywka.Lublin est aussi à plusieurs égards l’un des théâtres majeurs de l’extermination des Juifs de Pologne.

Comme Varsovie ou Lódz, Lublin est au centre de l’histoire longue des Juifs polonais. C’est au début du XIVème siècle que des Juifs fuyant les persécutions en Espagne obtiennent l’autorisation de s’installer à proximité de la ville hors de l’enceinte médiévale dans le quartier de Kazimierz Zydowski. De ce quartier originel est née une ville nouvelle presque exclusivement composée de Juifs. A l’époque moderne, la « Lublin juive » se trouve séparée de la ville polonaise et catholique par une porte construite en 1342 : la « porte Grodzka », longtemps appelée « brama Zydowska » (la « porte juive »). Ce point de séparation tend à devenir un lieu de passage grâce aux « privilèges » accordés à la communauté juive. Malgré des épisodes récurrents de violence antijuive (en 1635, 1646 et 1761 par exemple), la césure entre les communautés chrétienne et juive s’estompe au gré des échanges économiques croissants et au fur et à mesure que la ville affirme son caractère multiconfessionnel et multiculturel : à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle, des notables juifs commencent ainsi à s’installer dans la vieille ville.

Dès le XVIème siècle, Lublin constitue un foyer majeur du judaïsme en Pologne. Dotée d’une juridiction spécifique – la ville est en effet le siège du Parlement des Juifs polonais Vaad Arba Aratzot (2) à partir de 1580 – Lublin possède aussi deux imprimeries hébraïques (3) et la plus prestigieuse école rabbinique du pays (4). Plusieurs générations d’éminents talmudistes (5) renforcent le rayonnement spirituel de la cité. A la fin du XVIIIème siècle et au XIXème siècle, la ville conserve cet attribut et devient un centre majeur du hassidisme, sous l’impulsion notamment du tsaddik Yaakov Yitshak (surnommé le « Voyant de Lublin »). Ce rayonnement  se prolonge davantage, lorsqu’en 1923, le rabbin Meir Shapiro (6) lance un vaste projet qui aboutit à la création de la Yeshiva des Chachmei Lublin (la Yeshiva des Sages de Lublin) en 1930.

Au-delà du registre religieux, les premières décennies du XXème siècle semblent marquées par un dynamisme exceptionnel : depuis l’ouverture en 1877 d’une voie de chemin de fer reliant la ville à Varsovie, l’attractivité économique de Lublin n’a cessé de s’affirmer. De 15 700 habitants à la fin des années 1850 (dont 56% de Juifs), la population passe ainsi à 23 600 habitants (51% sont juifs). L’intensité de la vie culturelle et politique accompagne cet essor économique dans l’entre-deux-guerres, comme le signale la multiplication des publications en yiddish ou celle des institutions socio-éducatives juives. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans la ville que les contemporains désignent parfois comme la « Jérusalem polonaise », encore un tiers des 122 000 habitants sont juifs.

Le 18 septembre 1939, les Allemands occupent la ville. Après quatre raids aériens, certains quartiers sont en grande partie détruits. Situé à proximité des territoires polonais annexés par les troupes soviétiques, le district de Lublin est intégré dans le « Gouvernement Général » (7), dont la direction est confiée au Reichsleiter Hans FRANK. Lublin devient alors un pôle stratégique de première importance en ce qui concerne les opérations projetées sur le front de l’Est. Les actions de répression se généralisent rapidement dans la région : des élites polonaises, aux communautés juives en passant par les membres du clergé catholique, toutes les catégories sont touchées par la brutalisation et la terreur exercées par les troupes d’occupation (8). Le château de Lublin, comme la Rotonde à Zamość, devient un haut lieu de détention d’otages dès l’automne 1939. De même, alors que le Gouvernement général devient un laboratoire de la politique de persécution contre les Juifs de Pologne et d’Europe centrale, la région de Lublin fait l’objet de toutes les attentions. Ainsi, après le recensement de la population juive de la ville à la fin du mois d’octobre 1939, un décret de Hans Franck publié le 23 novembre impose aux Juifs de Lublin âgés de plus de douze ans (comme à tous ceux du Gouvernement général) le port obligatoire d’un brassard blanc frappé d’une étoile de David. A la fin de l’année 1939, Himmler envisage de faire de la région de Lublin une Judenreservat (c’est-à-dire une « réserve juive ») avant l’expulsion des Juifs plus à l’Est en territoire soviétique ou à Madagascar : sans grande préparation, ce plan commence à être appliqué quelques semaines durant à partir du mois de décembre 1939. Des convois acheminent des milliers de Juifs déportés de régions occidentales du Reich vers les ghettos de Piaski, de Belzyce ou de Glusk, rendant les conditions sanitaires plus difficiles encore. A Lublin, après plusieurs mois de mesures coercitives, de spoliations et de violence aveugle, la constitution progressive du ghetto s’achève en mars 1941, lorsque les Juifs de la ville (rassemblés de force dans le quartier de Podzamcze) se voient interdire l’éloignement de leur domicile. On estime qu’environ 34 000 personnes y sont entassées. Contrairement à la plupart des ghettos juifs de Pologne, le quartier n’est pas emmuré ou clôturé mais entouré de fils barbelés. Cette singularité rend la problématique du ravitaillement moins aiguë qu’à Varsovie ou Lódz. Néanmoins, l’accès aux rues « aryennes » et les conditions de circulation d’une zone à une autre à l’intérieur même du ghetto sont réglementés de manière très stricte. C’est au rythme des privations, des arrestations et du travail forcé (dans les nombreux camps que comptent la ville et ses environs) que la (sur)vie dans le ghetto s’organise. Un corpus exceptionnel de photographies prises par un soldat allemand au cours de l’année 1940 permet de saisir des instants du quotidien dans cette vie précédant la « catastrophe »…

La centralité de Lublin dans le dispositif global de répression et de persécution nazi s’affirme encore, lorsque Himmler décide en juillet 1941 de construire le camp de Majdanek dans les faubourgs de Lublin (sur la route reliant Lublin à Chelm). Initialement, Majdanek-Lublin est un camp de travail forcé pour les prisonniers polonais juifs et non-juifs et un centre de détention pour les membres de la Résistance polonaise. Toutefois, des opérations d’extermination au monoxyde de carbone ou au Zyklon B y débutent en octobre 1942 et se poursuivent jusqu’à la fin de l’année 1943 (9). A l’échelle nationale, l’activité du camp s’inscrit aussi dans le cadre fondamental de « l’Aktion Reinhardt » (10) lancée à l’automne 1941 et dont le quartier général est situé à Lublin (11). En effet, même si Majdanek (comme Chelmno) ne fait pas partie des trois camps (Belzec, Sobibor et Treblinka) spécifiquement établis pour l’élimination systématique des Juifs du Gouvernement général, les convois de Juifs provenant de Pologne centrale et destinés à Belzec s’y arrêtent fréquemment pour des sélections.

Le lancement de l’Aktion Reinhardt et des opérations massives de gazage en mars 1942 coïncide avec le début de la liquidation du ghetto de Lublin. Au matin du 17 mars, 1400 personnes sont d’abord rassemblées dans la synagogue Maharszal, puis sur le site des anciens abattoirs municipaux (parfois désigné abusivement comme l’Umschlagplaz). Elles sont ensuite déportées par le train vers Belzec à 130 km vers le sud. Avec les Juifs de Lvov, les Juifs de Lublin sont donc les premières victimes à être exécutées dans ce camp. Du 17 mars jusqu’au 14 avril, les SS, placés sous les ordres du SS-Obersturmführer Hermann Worthoff de la Gestapo de Lublin et secondés par des « auxiliaires volontaires » de la Wehrmacht (12), tuent sur place 2500 personnes : parmi elles, plusieurs centaines de malades des hôpitaux juifs de la ville accompagnés du personnel, ainsi que les deux cents enfants de l’orphelinat situé rue Grodzka exécutés les 30 et 31 mars 1942. En à peine un mois, entre 26 000 et 28 000 Juifs sont déportés et exterminés immédiatement à Belzec. Au milieu du mois d’avril, les autorités allemandes stoppent les opérations et décident de déplacer les 4000 travailleurs juifs de Lublin restés en vie dans le « ghetto modèle » de Majdan Tatarski. La liste des personnes transférées à cette occasion (13) a été retrouvée et permet d’émettre des hypothèses sur le sort de membres potentiels de la famille Augier-Bidermann et Zajdenwerg. Environ 7000 personnes au total sont internées dans ce ghetto, subissant régulièrement des sélections jusqu’à sa liquidation définitive lancée le 9 novembre 1942.

A cette date là à Vire, Nuta Augier n’a plus de nouvelle de sa femme Rywka et de son fils Raphaël depuis quatre mois. Il pense probablement aussi à ses proches restés à Lublin… Le 3 novembre 1943 a lieu le dernier massacre de l’Aktion Reinhardt : des unités spéciales de la SS et de la police sont envoyées à Lublin-Majdanek pour exécuter à proximité du camp les Juifs survivants de Majdanek et des camps de travail de Trawniki et de Poniatowa (14). Un jour durant,  au son des haut-parleurs diffusant des valses de Johann Strauss dans le camp, 18 000 Juifs sont tués par balle. Au même moment, à 1700 km de là, Dora internée à Drancy est sur le point d’être déportée à Auschwitz par le convoi n°62…

Le lien improbable entre la principale ville de Pologne orientale et la petite cité viroise est ténu mais il ouvre une perspective : à travers ces trajectoires individuelles, familiales ou collectives, l’histoire locale des persécutions contre les Juifs s’articule avec la dimension européenne de la Shoah et prend tout son sens.

Olivier Quéruel

Notes :

1. La première mention de la présence juive à Lublin dans les sources date de 1316.
2. Conformément à une tradition héritée de l’Antiquité, les Juifs de Pologne constituent à cette époque un groupe séparé du reste de la population sur le plan légal : s’ils restent soumis au pouvoir royal (et en particulier à l’obligation fiscale), ceux-ci possèdent leur propre juridiction et disposent d’institutions pour gérer les affaires sociales et économiques de leurs communautés. Ce « Parlement des quatre provinces » (qui a autorité sur la Grande Pologne, la Petite Pologne, la Volhynie et la Ruthénie) est une sorte de gouvernement autonome aux attributions limitées. Cette institution polonaise est un cas unique en Europe à cette époque.
3. Celle de Kolonymos à partir de 1578, celle de Kalmen et Levi à partir de 1630.
4. Fondée vers 1530 par Shalom Shakhnah.
5. Comme par exemple Rabbi Shlomo ben Yechiel Louria, surnommé Maharchal, qui donna son nom à la principale synagogue de la ville en 1567.
6. Yehuda Meir Shapiro (1887-1933) est l’initiateur en 1923 du Daf Yomi, c’est-à-dire de l’étude quotidienne et simultanée du Talmud. Son influence sur le judaïsme orthodoxe à l’échelle mondiale est considérée comme essentielle.
7. La partie de l’ancien territoire polonais occupée par l’Allemagne mais non intégrée au Reich et dotée d’un statut spécifique.
8. Sur l’histoire de l’occupation allemande dans la région de Lublin, lire le témoignage de Zygmunt KLUKOWSKI, Une telle monstruosité… Journal d’un médecin polonais, Paris, Calmann-Levy/Mémorial de la Shoah, 2011, 562 p.
9. Le nombre d’exécutions par gazage est inconnu. Selon les dernières estimations de l’historien Robert KUWALEK, sur les 80 000 morts à Majdanek, 60 000 sont des Juifs.
10. C’est le nom de code de l’opération d’assassinat des Juifs du Gouvernement général de Pologne lancée à l’automne 1941. A l’origine, cette appellation fait référence au secrétaire d’Etat aux Finances Fritz Reinhardt, puis à Reinhardt Heydrich (chef de l’Office central de sécurité du Reich) tué par des partisans tchèques en juin 1942… Dès juillet 1941, Heydrich est en effet été chargé par Hitler de résoudre la question juive en Pologne, même si les modalités de cette opération ne sont pas précisées. La direction de l’Opération Reinhardt est confiée par Himmler au général SS Odilo Globocnik (à la tête de la SS et de la police dans le district de Lublin).
11. Situé à l’emplacement de l’actuel Collegium Iuridicum de l’Université Catholique de Lublin rue Spokojna.
12. Surnommés les « Hiwis », ces supplétifs ukrainiens sont recrutés parmi les prisonniers de guerre soviétiques du camp de Trawniki situé à 40 km de Lublin.
13. Pour accéder à la liste originale :
http://biblioteka.teatrnn.pl/dlibra/dlibra/doccontent?id=41080&dirids=1
14. Cette opération est programmée sous le nom de code « Aktion Erntefest » (c’est-à-dire la « fête des moissons »).