Adolfo KAMINSKY

On doit faire autrement…

Le 21 janvier 2014, nous recevions Adolfo Kaminsky au théâtre de La Halle, à l’occasion de la représentation de La Ligne. Ce moment privilégié fut l’occasion d’écouter un grand « témoin » de l’histoire des persécutions contre les Juifs de France sous l’Occupation. Ce fut aussi un échange intergénérationnel très riche.

- En 1940, comment avez-vous réagi au début des premières mesures contre les Juifs ?

- Réagir, c’est-à-dire subir : c’est tout ce qu’on pouvait faire à ce moment là. Bon nous étions des « Juifs » : qu’est-ce que ça veut dire… Mon père était libre-penseur et nous n’avions pas de religion. Il nous a appris le respect de toutes les croyances et quand je me suis senti juif, c’est quand j’ai été interné à Drancy avec des quantités de gens de toutes les couleurs… Les Juifs avaient deux mains, deux pieds… ils étaient comme tout le monde. D’ailleurs, si on a pu en sauver autant avec des faux-papiers, c’est que, à part ceux qui étaient vraiment des étrangers (dans la mesure où ils ne parlaient pas le français), tous les autres pouvaient passer pour des Français moyens…

- Avez-vous pressenti ce qui allait se passer ?

- Non, absolument pas. Absolument pas… C’était impensable au début. Et puis après on a su la vérité très vite, grâce à la radio anglaise. Mon père a aussi reçu des anciens compatriotes russes qui venaient d’Allemagne et qui lui ont raconté ce qui se passait… Nous savions donc avant tout le monde que c’était un massacre organisé.

- Est-ce que vous vous êtes senti trahi par la France de Vichy ?

- Évidemment, la France de Vichy était totalement vendue aux Allemands… J’ai été interné après ma libération de Drancy dans un camp, où j’avais la liberté de sortir. J’étais nourri et logé à Choisy-le-Roi dans un château, où il y avait une trentaine d’anciens combattants de la guerre de 14, hautement gradés, beaucoup de blessés… C’était de grands admirateurs du maréchal Pétain, qui avait été leur chef. Un jour, on nous a tous arrêtés, emmenés à Drancy. C’était ma deuxième arrestation et je suis ressorti comme Argentin, avant que les Argentins ne rompent les relations diplomatiques. Tous ces gens, qui ne juraient que par le maréchal Pétain, ont été déportés. Je suis le seul survivant de ce camp… C’était ça Vichy, c’était clair.

- Comment votre père a-t-il réagi lui ? Parce que justement, il avait une conviction très forte sur l’idée, qui était un peu partagée dans tous les milieux juifs qui ont migré vers la France : l’idée d’une France synonyme des Lumières, d’une France accueillante…

- Il en a beaucoup souffert, parce que pour lui la France était le pays des droits de l’homme et nous avons appris « Liberté, Egalité, Fraternité » et nous y avons cru. J’y crois encore.

- Quels ont été vos sentiments lorsque vous vous êtes faits arrêter avec votre famille ?

- Ma mère avait déjà été assassinée, donc on savait très bien ce qui se passait et on ne pouvait rien faire évidemment…

- A Drancy quel était le climat et comment s’organisait votre quotidien là-bas ?

- Et bien, c’était des bâtiments inachevés. Il n’y avait pas de portes, il n’y avait pas de fenêtres. C’était en hiver. J’ai été arrêté sur mon lieu de travail en tennis et avec un petit blouson et il faisait un froid glacial. Il y avait des courants d’air. La nourriture était juste suffisante pour survivre. Et puis… de voir les déportations… ne pas être déporté, c’est très culpabilisant. Enfin bon, j’ai découvert aussi tous ces Juifs… différents, originaires du monde entier… des bronzés, des blonds, des petits, des grands, enfin toute une population. Des femmes, des enfants, dont une femme de 104 ans, qui a été déportée sur un brancard pour aller travailler en Allemagne… Les bébés allaient travailler en Allemagne ? Faut pas se fiche de la figure du monde… On savait très bien à quoi ils étaient destinés et on ne pouvait rien faire pour les aider. Moi j’ai eu quelques problèmes en travaillant un peu pour la communauté des prisonniers. Plutôt que de rester à rien faire, j’ai accepté de peindre les murs intérieurs… Il y avait dessus des graffitis, des messages… Pour les autorités, il fallait les effacer, mais moi avec un clou, je gravais en relief les messages qui me semblaient les plus importants et comme ça ma peinture n’effaçait pas. Bien sûr, ça n’a pas duré longtemps ; j’ai été viré et j’ai accepté d’aller à la buanderie laver le linge des prisonniers. Je travaillais avec une majorité de femmes. J’étais le seul jeune homme de ce lieu.

- Quelle idée vous faisiez-vous de la Résistance avant 1944 ?

- Et bien c’était un grand espoir. Il y avait « Radio Londres » à la teinturerie de M. Boussemard tous les jours. Il prenait la radio tous les jours à l’heure du déjeuner. Dans la population viroise, il y avait un regard très positif, une majorité pour la Résistance. C’est pour cela que je reste très attaché à cette ville, à des gens qui ont été formidables, qui ont sauvé mon laboratoire, qui m’ont permis de ramener à Paris en cachette les colorants de mon laboratoire, qui étaient introuvables dans le commerce. Bien sûr, ce n’était pas toute la population, mais la majorité des gens étaient des Français avec un grand « F ».

- Quels ont été vos sentiments quand vous vous êtes engagé dans la 6ème de l’EIF ?

- Et bien c’était une chance pour moi de pouvoir sauver des vies, parce que quand on est le seul survivant d’un camp et quand on sort de Drancy, et que les autres y restent, il y a une culpabilité du survivant qui est quelque chose de très lourd. Ça, je n’en suis pas encore sorti d’ailleurs…

- Au moment où vous fabriquiez des faux-papiers, aviez-vous conscience d’accomplir quelque chose d’héroïque ?

- Héroïque non, vital. J’avais la chance d’avoir les techniques, de pouvoir les utiliser avec de faibles moyens. Par exemple, je n’avais pas la grosse presse bruyante. Tous ces moyens, dont une grande partie étaient bricolés, m’ont permis de passer inaperçu et d’aller jusqu’au bout.

- Comment apprend-on à apprivoiser la peur d’être arrêté, que tout s’arrête.

- J’avais toujours peur. Je ne suis pas courageux. Je suis un craintif. Seulement, je ne pouvais pas ne pas voir ce qui se passait et j’ai eu la chance… je vous dis de… si je n’avais pas pu faire tout ça, je n’aurais pas survécu.

- Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert Vire en ruines à l’issue des combats de la libération ?

- Pour moi ça a été un grand choc, parce que Vire est une ville qui est très près de mon cœur. J’y avais des amis, des gens que j’aimais…

- Quel a été votre sentiment lorsque la guerre s’est terminée, en particulier le jour de la Libération de Paris ?

- J’étais triste, parce que tout à coup, après la libération de Paris, tout le monde était résistant. Je vous garantis que pendant la guerre, on n’était pas nombreux… Et puis c’était un regard, un retour en arrière… tous ceux que j’aimais qui ont disparu…

- Comment résumer l’année 44 en un mot ?

- En un mot… c’était un soulagement… et un regard très triste

- Gardez-vous encore une haine contre les Allemands ?

- Non, je n’ai jamais eu de haine contre les Allemands. C’est contre les nazis. Mon père d’ailleurs avait une grande admiration pour la culture allemande. Il parlait un Allemand impeccable.  Ce n’est pas le peuple allemand qui a été responsable. C’est-à-dire, il y a eu un fou et malheureusement, les gens l’ont suivi sans réfléchir. Dans le monde aujourd’hui, les gens heureusement se posent des questions et n’acceptent pas tout comme une religion…

- Que pensez-vous des jeunes d’aujourd’hui ?

- Et bien… il y a une prise de conscience, un regard beaucoup plus ouvert, moins étriqué. Les jeunes pensent par eux mêmes. Ils ne marchent pas obligatoirement dans des doctrines « précuites ». Dans toutes les familles, les enfants ont droit à la parole et ne sont pas absolument alignés sur leurs parents. Ils se posent des questions, jugent, enfin, ils existent en tant qu’individus et c’est une très bonne chose.

- Qu’est-ce que ça fait de passer d’un homme de l’ombre à un homme de la lumière, par le biais du travail de votre fille ?

- Et bien, ça a été très dur et très douloureux. Revoir toutes ces périodes de souffrance ça me fait penser à tous ceux qui ont disparu et que j’ai connus. J’ai quand même passé trois mois à Drancy. Dès qu’il y avait mille personnes, il y avait un convoi qui partait. Il y a des gens que j’ai connus de plus ou moins près, d’autres que je n’ai vus que passer. Par exemple, je vais vous parler de la raison pour laquelle j’ai une barbe… Un jour, je vois à Drancy arriver un couple très serré l’un contre l’autre, entre quarante et cinquante ans : une femme très belle et un homme très beau avec une barbe… une très belle barbe, qui donnait une grande prestance. Le lendemain, je vois cette femme qui tient par le bras un petit bonhomme au crâne rasé, à la barbe rasée. Bon il était déjà mort, moralement. Et ils ont bien sûr été déportés et sont « passés au four ». Voilà pourquoi je porte une barbe… Et il y a d’autres traces de souffrance, dont je ne peux même pas vous parler…

- Est-ce que le climat actuel vous fait peur ? Quel est votre regard sur le climat idéologique, le climat politique, l’air du temps…

- La jeunesse d’aujourd’hui a les yeux ouverts, essaye de voir, de comprendre et n’est pas enfermée dans une ligne… Chaque individu est beaucoup plus autonome.

- Mais sur le retour de l’intolérance, sur la poussée de l’extrême-droite, quelle est votre réaction ?

- Oui. Il ne faut pas dramatiser parce que de toute façon, les gens intelligents sont capables de voir et de choisir leur voie.

- C’est un message optimiste que vous nous transmettez donc.

- Oui. Oui je suis optimiste, parce que beaucoup de personnes de ma génération sont très conservateurs, mais la jeunesse ouvre les yeux. Elle prend ses responsabilités.

- Beaucoup de Résistants ont refusé de parler de ce qu’ils avaient fait. Pourquoi acceptez-vous de parler aujourd’hui ?

- Moi je n’en parlais pas non plus du tout. C’est ma fille qui m’a tiré les vers du nez et qui a écrit un livre… Donc à partir de là, j’ai pu en parler, mais même à elle, après que j’ai accepté, j’avais du mal. Elle a fait un travail énorme. Ça a duré plusieurs années et ça a été fait par petits bouts, parce que je pleurais comme un enfant.

- Pensez-vous que résister est encore possible aujourd’hui ?

- Oui, résister est toujours possible. Ce n’est pas obligatoirement par une action, ça peut être aussi déjà dans la tête, dans le comportement au quotidien.

- Il y a plusieurs années, vous avez été reçu dans l’émission de Daniel Mermet et au cours de cette émission, je me souviens qu’il utilisait la notion de « boussole ». Vous vous êtes engagé après-guerre dans des combats pour différentes organisations et à chaque fois, vous avez su arrêter votre engagement au bon moment. Comment avez-vous fait pour idéologiquement avoir cette boussole qui vous guide ? Comment avez-vous fait pour ne jamais vous tromper ?

- Pour moi, c’est l’être humain qui passe avant tout. Donc même un ennemi entre guillemets, on doit respecter sa vie. Ce n’est pas en tuant des gens que l’on gagne une cause… surtout si cette cause est humanitaire… Donc même un ennemi, on n’a pas le droit de le tuer. On doit faire autrement…