Des territoires

Afin d’évoquer quelques points de repère de son histoire, on peut tout d’abord rappeler la place particulière qu’occupe Auschwitz dans le système concentrationnaire et génocidaire nazi. Situé comme les autres centres de mise à mort en Pologne (en Haute Silésie, à 80 km de Cracovie), ce lieu s’apparente à un camp mixte (1). Au début du siècle, le village d’Oswiecim (« Auschwitz » en est le nom germanisé) possède un centre pour migrants, transformé en caserne pour l’armée polonaise dans l’entre-deux-guerres. Quelques mois après l’invasion de la Pologne, Himmler décide d’y installer un camp de concentration : le 14 juin 1940, les premiers détenus – des civils polonais – y sont internés. En 1942, le complexe d’Auschwitz est composé de trois parties, qui deviennent des entités administratives distinctes à partir de l’automne 1943 : Auschwitz I, Auschwitz II (ou « Birkenau ») et Auschwitz III (ou « Monowitz »). L’ensemble du complexe est placé sous l’autorité du capitaine SS Rudolf HÖSS (2).

Le camp initial (appelé plus tard « Auschwitz I »), établi en mai 1940, est organisé sur le modèle de Dachau (dont R. Höss a été l’un des cadres entre 1934 et 1938). Au départ, ce camp sert presque exclusivement à la détention de prisonniers politiques polonais. Conçu pour interner 10 000 détenus, le camp est peuplé en permanence de 17000 à 18000 prisonniers (3) jusqu’en 1945. Avant le printemps 1942, le camp de concentration d’Auschwitz n’accueille pas de femmes. Cela change en mars 1942, lorsqu’un camp spécial leur est consacré ; il sera transféré à Birkenau à la fin de l’été 1942 (4). Comme tous les autres camps de concentration nazis, il est équipé d’un four crématoire (5) destiné à brûler le corps des détenus décédés ; la fonction génocidaire des futurs Krematorium n’existe pas encore à cette époque. Le camp sert rapidement à fournir de la main d’œuvre à l’industrie de guerre allemande : l’entreprise I.G. Farben installe une usine de caoutchouc synthétique à proximité (qui devient en 1942 « Auschwitz III »). Une partie du camp initial (la morgue du Krematorium) est le lieu d’expérimentation des exécutions au gaz zyklon B (6) en septembre 1941 (7), mais Auschwitz, entendu comme « centre de mise à mort » (8) dans le cadre de « la solution finale à la question juive » (9), n’existe pas encore.

A la fin de l’année 1941 et au début de l’année 1942, un camp destiné à la détention de prisonniers soviétiques est construit (10) à 3 km d’Auschwitz sur l’ancien village de Brzezinka (« Birkenau » en allemand) : c’est ce qui va devenir « Auschwitz II ». C’est ce site qui est choisi par Himmler comme principal lieu d’extermination des Juifs en Europe, lorsque la mise en œuvre de la « solution finale » est lancée au début de l’année 1942. Le tout premier convoi arrive le 15 février en provenance de la ville de Beuthen (à 50 km au Nord). Le 30 mars c’est un convoi parti de Compiègne qui arrive à Birkenau : c’est le premier convoi de Juifs déportés d’Europe occidentale. A leur descente de train, les personnes sont « triées » sur un quai à l’extérieur de Birkenau appelé Judenrampe : les jeunes femmes et les hommes aptes au travail sont « sélectionnés », pour être employés aux travaux forcés ou au service des entreprises industrielles de Monowitz. Chacun se fait tatoué (11). Les femmes plus âgées, les femmes enceintes, les enfants, les adolescents de moins de seize ans, les vieillards, les malades et une partie des valides sont pour leur part voués à ce que les nazis appellent le Sonderbehandlung (le « traitement spécial ») : la mort immédiate dans les chambres à gaz. Cela concerne en moyenne 80% des déportés. Ces derniers sont emmenés directement vers les installations de mise à mort sans entrer dans le camp. Les premières chambres à gaz (les Bunkers I et II) sont des bâtiments agricoles aménagés et mis en service en mars et juin 1942. Les déportés se dévêtent dans une salle de déshabillage ; on leur indique une prétendue « salle de douche », où l’exécution a lieu quelques instants après. Les cadavres sont ensuite enterrés dans des fosses communes à proximité. Après une seconde visite d’Himmler à Birkenau en juillet 1942, l’aménagement de quatre structures intégrées de gazage et d’incinération est lancé. Au printemps 1943, les Krematorium IV, II et V sont opérationnels et remplacent les deux chambres à gaz initiales progressivement démantelées. Après le déshabillage et le gazage, les corps sont brûlés dans des fours crématoires, après qu’on a recueilli sur les corps les cheveux et les dents en or. Ces tâches sont imposées à des déportés, qui composent le Sonderkommando. L’incinération dure une demi-heure ; les cendres sont ensuite jetées dans un étang derrière le Krematorium IV ou déversées dans la Vistule toute proche. Le complexe d’Auschwitz atteint son degré d’expansion maximale à l’été 1944. En juillet de cette année, les SS achèvent la destruction de 437 000 Juifs de Hongrie, déportés en 147 convois s’échelonnant sur huit semaines seulement. La capacité des Krematorium est insuffisante ; le Bunker II est remis en service et des milliers de corps sont incinérés dans des fosses à ciel ouvert.

Un million de Juifs et environ 21 000 Tsiganes meurent à Auschwitz jusqu’en novembre 1944, date à laquelle Himmler ordonne l’arrêt et la destruction des installations de gazage, révélatrices de la « Solution finale ». A partir du printemps de l’année 1944, l’avancée des troupes russes sur le front de l’Est laisse en effet présager aux dirigeants nazis l’imminence d’un retrait de l’ensemble des forces allemandes. Les camps de la mort situés en Pologne sont alors « vidés » de leurs populations. Ce sont les « marches de la mort ». Des dizaines de milliers de détenus et de déportés sont évacués vers des camps de concentration situés plus à l’ouest (par exemple à Bergen-Belsen ou à Buchenwald) dans des conditions de violence extrêmes. Cette nouvelle étape du supplice subi par les victimes des SS signale que la dynamique du meurtre de masse perdure, même lorsque la situation militaire de l’Allemagne  vacille inexorablement. L’un des Juifs déportés de Vire a-t-il connu l’un de ces ultimes épisodes de persécution ? Il est probablement impossible de trouver une réponse à cette question…

O. Quéruel

Notes :
1. L’autre « camp mixte », c’est-à-dire de concentration et d’extermination à la fois, Majdanek, est construit à la fin de l’année 1941 près de Lublin.
2.  Sauf entre novembre 1943 et mars 1944.
3. Une grande majorité de déportés politiques (surtout des Polonais), des Allemands (droits-communs, « asociaux », prostituées, Tsiganes, homosexuels et Témoins de Jéhova – en nombre restreint pour ces 2 catégories), des prisonniers soviétiques et des Juifs.
4. Tout en conservant sa fonction concentrationnaire initiale d’où la confusion fréquente entre Auschwitz I (qui est un camp de concentration exclusivement) et Auschwitz-Birkenau (qui est un camp mixte, à la fois camp de concentration et « centre de mise à mort »).
5.  Opérationnel dès le mois d’août 1940.
6. Le Zyklon B est un gaz puissamment toxique à base d’acide prussique. Il est utilisé initialement comme désinfectant. Il est employé comme gaz homicide à Auschwitz mais aussi à Majdanek et dans une moindre mesure à Stutthof et Neuengamme.
7. Les premières victimes (un millier environ) de ce procédé de mise à mort ne sont donc pas des Juifs, mais des prisonniers soviétiques et des détenus polonais.
8. Selon l’expression est de l’historien Raul HILBERG.
9. Selon la terminologie nazie.
10. Il est prévu d’interner jusqu’à 100 000 soldats fait prisonniers sur le front russe. Pour la construction de ce camp, 10 000 prisonniers soviétiques sont envoyés à Auschwitz.
11. Sur la poitrine puis sur l’avant-bras gauche. C’est une singularité du camp d’Auschwitz, ailleurs le matricule est inscrit sur l’uniforme du détenu.