La première et la dernière rafle…

Le 22 octobre 1943, les autorités allemandes mènent à Vire l’arrestation la plus massive de l’occupation : Salomon Kaminsky et ses quatre enfants d’un côté, Dora Augier et son père de l’autre, sont interpellés aux quatre coins de la ville. L’ambiguïté qui entoure l’usage du mot « rafle » (1) pour cette opération locale est complètement levée lorsqu’on change d’échelle. En effet, 21 personnes sont arrêtées au même moment dans le Calvados, 15 dans la Manche et 9 dans l’Orne : quinze mois après les arrestations de l’été 1942 et un an après celles de l’automne 1942, c’est sans doute l’action régionale la plus large menée par les nazis contre les Juifs.

Le contexte de la fin de l’année 1943 en France est marqué par la recherche de l’efficacité maximale dans la traque des Juifs. Depuis septembre, les autorités allemandes achèvent en effet l’ « évacuation » (en 17 convois) de 17 069 Juifs, alors qu’en 1942, ce sont 41 951 personnes qui sont déportées en 43 convois. Les opérations pilotées par Aloïs Brunner et Heinz Röthke se révèlent alors plus délicates, notamment à cause du choix des autorités italiennes de protéger (2) les Juifs dans la zone qu’ils occupent jusqu’à l’armistice de Cassibile signé secrètement avec les alliés le 3 septembre 1943. Par ailleurs, les rouages de la collaboration entre les autorités allemandes et celles de Vichy fonctionnent moins bien, après que les nazis ont décidé la déportation en masse des Juifs naturalisés français. Comme l’écrit Röthke dans une note du 18 octobre 1943 adressée au Commandant Militaire en France, « l’attitude du Gouvernement et des Autorités françaises s’est au cours des derniers mois considérablement raidie à l’égard de la question juive » (3). Illustration de cette inflexion : lorsque la Sicherheitspolizei (Police de sûreté allemande) à Rouen ordonne le 21 octobre à la gendarmerie française d’arrêter tous les Juifs sans distinction d’âge et de nationalité dans l’Eure et l’Orne, le préfet de l’Eure tente de s’y opposer et Jean Leguay (4) intervient pour que seuls les Juifs étrangers soient arrêtés par les forces françaises dans ce département. Dans la Manche et le Calvados, l’ordre est donné ou relayé par l’antenne caennaise de la Police de sûreté allemande. Si l’intervention de la gendarmerie française est établie dans certaines arrestations opérées dans la Manche (5), rien ne l’atteste dans celles menées dans le Calvados.

Il est bien sûr difficile de recomposer le déroulement précis de ces arrestations. Pauline Kaminsky se souvient de la présence d’inconnus dans le camion venue la chercher près de la sous-préfecture. Il y a bien d’autres personnes interpelées ce jour là dans le secteur géographique de Vire (la famille Albagli à Mortain, des membres de la famille Salomon et Weill à Flers, le docteur Lobel à Ger) mais celles-ci ne sont logiquement pas internées à Caen mais à Saint-Lô ou Flers. S’agit-il de Juifs arrêtés plus tôt à Deauville et Ouistreham ? On ne peut pas le déterminer. Même incertitude autour des plus jeunes des enfants Augier, Rosette et Sylviane. Trois témoins se souviennent d’avoir assisté à leur interpellation avec leur père à la Cour de Neuville, or on ne trouve nulle trace d’elles dans les documents concernant les arrestations du 14 juillet 1942 ou du 22 octobre 1943. Impossible donc de savoir si leur sauvetage intervient à cette date.

Les souvenirs d’Adolfo et Pauline, tout comme ceux d’Yvette Duval (qui a assisté à l’arrestation de Dora en pleine classe), montrent que tout se passe très vite : Salomon Kaminsky et son fils Paul sont ensemble place de la Gare ; Pauline elle est en classe rue des Cordeliers ; Adolfo travaille dans la teinturerie Boussemard en compagnie de son jeune frère Angel, embauché quelques jours plus tôt ; Dora est en classe rue Emile Desvaux, tandis que son père, gravement malade, est sans doute alité à la Cour de Neuville… Malgré cette dispersion, les troupes allemandes parviennent sans difficulté à arrêter les membres des deux familles, avant que la nouvelle n’ait le temps de se diffuser. Les chefs de famille sont interpelés les premiers, rendant toute réaction presque impossible. Paul Kaminsky a toutefois la présence d’esprit d’écrire deux billets à l’attention de sa cousine qu’il transmet discrètement à une jeune fille et à un voisin croisés dans l’escalier de l’immeuble : objectif, tenter d’informer le consul d’Argentine du sort de la famille (6). Salomon n’envisage pas une seconde la séparation des membres de la famille. Il prend le temps d’emporter quelques pommes ; de son côté Nuta Augier emmène quelques centaines d’anciens francs (que sa fille déposera à son entrée dans le camp de Drancy et qui finiront dans la Caisse des dépôts et consignations). Adolfo, en revanche, à l’instar de ses frères et sœur, n’a qu’une paire de tennis en toile et un blouson d’été, lorsqu’ils partent vers plusieurs semaines d’internement… Au moment où les autorités d’occupation s’inquiètent ouvertement des difficultés à arrêter les familles en fuite dans le quart sud-est de la France, on mesure donc à quel point le traitement bureaucratique routinier de la « question juive » depuis septembre et octobre 1940 constitue un piège implacable pour les victimes viroises…

L’un des aspects, impalpable jusqu’alors, et que l’on peut appréhender en partie avec cette rafle du 22 octobre concerne la réaction des témoins. Qu’il s’agisse de la jeune surveillante qui accompagne Paul et Pauline de sa salle de cours vers le « camion bâché », d’Yvette Duval qui voit entrer les Allemands en classe ou des institutrices de la rue Emile Desvaux, c’est la stupeur et la sidération qui prévalent. Personne sans doute n’est en mesure de comprendre véritablement ce qui se passe, même si, comme le rappelle une camarade de Pauline dont la mère est institutrice dans l’école de Dora, « on savait tous mais il fallait se taire »(7). La spécificité de la persécution des Juifs est complètement diluée dans l’insécurité vécue ou perçue quotidiennement dans le contexte d’occupation. Ce que les nazis appellent « la question juive » reste par ailleurs un concept très abstrait pour le plus grand nombre et a fortiori pour les plus jeunes. Que le mobile de l’arrestation soit compris ou non, la mémoire des témoins est fondamentalement marquée par cet instant essentiel, où la violence de guerre a surgi peut-être pour la première fois dans leur intimité. C’est à l’aune de cette expérience initiale qu’il faut interpréter la force du souvenir que les témoins ont gardé de ce jour dramatique…

Notes :
1. Adolfo Kaminsky parle d’ « une bien maigre rafle », dans Sarah KAMINSKY, Une vie de faussaire, p. 56.
2. En interdisant par exemple, l’apposition du tampon « Juif » sur les cartes d’identité et d’alimentation dans leur zone.
3. Dans Serge KLARSFELD, La Shoah en France, tome 3, p. 1679.
4. Le délégué en zone occupée du secrétaire général à la police de Vichy René Bousquet.
5. Voir le Didac’doc consacré aux arrestations du 22 et 23 octobre 1943 dans la Manche – Service éducatif des archives départementales de la Manche – Novembre 2012.
6. Information extraite de l’entretien qu’il a accordé le 31 janvier 1999 au journal argentin La Nación.
7. Entretien avec Marie-Jeanne Letouzey, juin 2013.