14 juillet 1942, vers la déportation

En plein été 1942, dix semaines après l’arrestation d’Abraham Drucker à Saint-Sever, les autorités allemandes procèdent à la première arrestation dans les faubourgs de la ville : Rivka Goldnadel résidant route d’Aunay, Rywka Augier et son fils Raphaël, habitant à quelques centaines de mètres à la Cour de Neuville, sont appréhendées (sans doute) à leur domicile. Les circonstances de cette arrestation nous sont partiellement connues grâce à plusieurs sources. Des sources orales tout d’abord, car plusieurs habitants du quartier ont assisté à l’interpellation en pleine rue. Des archives administratives ensuite, extraites des fonds de la préfecture et de la sous-préfecture pour l’essentiel. De la confrontation entre ces sources, on retire quelques certitudes, quelques vraisemblances et beaucoup de zones d’ombre.

Premier élément indiscutable : seules les autorités allemandes ont planifié et réalisé l’opération. Nous ne disposons pas de rapport sur cette dernière mais le 22 juillet, soit une semaine après les faits, la liste des personnes arrêtées dans le département les 14 et 15 juillet est transmise par le préfet du Calvados au directeur régional de la Police des questions juives à Rouen : elle précise que l’ordre a été donné par le « Commandant en Chef de la Police allemande ». Les autorités locales et la brigade de gendarmerie de Vire n’y ont pas participé directement a priori (1), alors que deux jours plus tard, la grande rafle parisienne sera confiée à 4500 agents de police français. Par contre, il est évident que le travail de recensement et de surveillance en amont, minutieusement mis à jour dans les bureaux de la sous-préfecture, au commissariat de police de Vire et à la mairie de Neuville, depuis le premier statut des Juifs en octobre 1940, ont facilité l’action des Allemands. Guy Pignot (2), qui ce jour là jouait dans la rue avec les enfants (dont les Augier) garde d’ailleurs en mémoire la rapidité et l’absence totale d’hésitation de l’officier allemand surgissant le premier à la Cour de Neuville.

La seconde certitude concerne la date : le 14 juillet, un jour hautement symbolique en temps d’occupation, mais qui s’inscrit dans un contexte plus large que l’on peut recomposer en articulant plusieurs échelles spatiales :

  • En effet, depuis le mois de mars 1942, la mise en application du vaste programme de déportation des Juifs d’Europe entériné à Wannsee le 20 janvier a entamé une phase déterminante en Allemagne et à l’Est : à Lublin par exemple, dont sont originaires les Augier, la « liquidation du ghetto » commence. A Varsovie (où Rywka Goldnadel est née), la déportation des 380 000 Juifs qui demeurent dans le ghetto s’amorce le 23 juillet. A l’Ouest, le processus génocidaire est également enclenché : le premier convoi est parti de France le 27 mars et le 11 juin Eichmann transmet aux responsables des services d’Affaires juives de la Gestapo dans les pays occupés l’ordre d’Himmler de déporter vers Auschwitz une partie des Juifs de Belgique, des Pays-Bas et de France.
  • Dans ce dernier territoire, les négociations régulières menées par les autorités de Vichy et celles d’occupation pour la programmation du « transfert vers l’Est » des Juifs de France s’intensifient : un premier projet élaboré à la mi-juin par Theodor Dannecker prévoit la déportation de 39 000 Juifs (3) en trois mois. Une semaine décisive intervient entre le 25 juin et le 2 juillet : le 25 juin, Dannecker demande à Jean Leguay, délégué de Pierre Bousquet (le chef de la Police de Vichy) pour la zone occupée, de préparer l’arrestation de 22 000 Juifs en région parisienne. Le 2 juillet, enfin, Bousquet et les cadres de la police allemande (Oberg, Knochen, Lischka et Hagen) parviennent à un « accord » de principe, selon lequel 22 000 Juifs « apatrides » (c’est-à-dire étrangers) seront arrêtés en zone occupée et 10 000 en zone libre dans une action conjointe des polices française et allemande. Une commission franco-allemande se réunit au siège des Affaires juives de la Gestapo les 7 et 10 juillet pour organiser la grande rafle parisienne : la date du 13 juillet initialement prévue est reportée au 16. Des arrestations ponctuelles ont lieu en province avant cette date : le 12 juillet à Dijon et à Auxerre, le 14 à Caen, Dives-sur-Mer et Neuville.
  • A l’échelle régionale, c’est au mois de mai que la logique à la fois de répression et de persécution s’accentue : logique répressive car les « attentats » d’Airan engendrent dans le Calvados des représailles immédiates de la part de l’occupant, logique persécutrice car en pleine zone occupée, au centre d’un territoire stratégique et à proximité du pôle parisien, la Normandie n’échappe pas au processus de déportation qui s’amorce. Les arrestations se concentrent sur trois journées décisives du 13 au 15 juillet, au cours desquelles 36 personnes sont arrêtées dans les cinq départements normands à l’exception de la Seine Inférieure (4). Le fait que les Juifs de Rouen n’aient pas été concernés par cette opération (alors que la ville est de loin le principal pôle régional de la présence juive et que le siège régional de la Gestapo s’y trouve) peut peut-être confirmer l’hypothèse suivante : à l’été 1942, les autorités allemandes ne possèdent pas encore de moyens suffisants pour mener des rafles d’envergure en zone occupée. Il faut se souvenir en effet que les tractations entre les représentants de la police française et allemande à la fin juin vont en partie dépendre de cette donnée objective. Ainsi, lors de la rencontre décisive du 2 juillet entre Bousquet, Oberg, Knochen, Lischka et Hagen, alors que la position du gouvernement de Vichy est de ne pas faire procéder aux arrestations en zone occupée par la police française mais par les troupes d’occupation elles-mêmes, Bousquet cède : les rafles seront menées conjointement par la police française et allemande sur tout le territoire. Entretemps, devant les tergiversations de Vichy, la consigne a été donnée aux commandos régionaux du Sipo-SD (la Police de sûreté et des services de sécurité chargée de la répression) d’agir selon leur propre initiative pour arrêter des Juifs en zone occupée.

Les circonstances de l’arrestation du 14 juillet apparaissent au final ambivalentes : d’un côté, elles s’inscrivent dans la logique inéluctable d’un projet de déportation des Juifs d’Europe mis en application ; de l’autre elles relèvent d’une planification à court terme balbutiante et incertaine.

L’incertitude entoure fatalement les modalités précises de l’arrestation de Rywka, Raphaël et Rivka. La question centrale que l’on peut se poser concerne le choix des victimes : pourquoi elles précisément ? Pour tenter de comprendre, il faut à nouveau revenir aux critères de sélection définis par les autorités allemandes dans l’élaboration de leur projet et à la chronologie fine qui précède cette date. Dès le début du mois de mars, la priorité est donnée par le RSHA (l’Office central de la sécurité du Reich) aux hommes aptes au travail. Les choix s’affinent lors de la conférence du 11 juin à Berlin : Eichmann y relaie l’ordre de déporter vers Auschwitz hommes et femmes, aptes au travail et âgés de 16 à 40 ans. Cette limite d’âge est finalement repoussée le 10 juillet lors de la dernière réunion précédant la grande rafle parisienne : 55 ans pour les femmes, 60 pour les hommes. Le critère de nationalité – cardinal – est déterminé quant à lui à la fin des négociations : Vichy consent à fournir les forces de police indispensables aux opérations à condition que les Juifs français soient épargnés. C’est ainsi que théoriquement (5), les rafles ne doivent cibler que les Juifs « apatrides », c’est-à-dire ceux dont la nationalité est indéterminée, les Juifs allemands, autrichiens, polonais, tchèques et russes. De fait, les dix personnes arrêtées dans le Calvados le 14 juillet sont de nationalité polonaise, allemande et russe. Si l’on tient compte de manière aveugle des dispositions concernant les « non déportables » (6), Henri Boni ne peut faire partie de ces personnes (car la Bulgarie est un Etat allié de l’Allemagne), tout comme la famille Kaminsky (de nationalité argentine) et vraisemblablement la famille Hausmann (puisque les cinq enfants sont français)… On ne peut toutefois pas s’en tenir à ces données formelles, car on ignore si elles ont été transmises en province à la Gestapo et l’application de ces dispositions reste quoi qu’il en soit contingente.

De fait, le « hasard » (ou le « destin ») constitue aussi une variable clé dans l’issue de cette arrestation. Nuta Augier, gravement malade, y échappe une seconde fois (7). D’après Adolfo Kaminsky, Dora, l’aînée des filles Augier (qui n’a pas encore 13 ans) est désignée pour s’occuper de son père et de ses deux petites sœurs. Ber Goldnadel, autorisé en avril 1942 par la Kreiskommandantur de Bayeux (8) à se faire hospitaliser au sanatorium de Dreux pour soigner sa tuberculose, est épargné lui aussi. Son fils, Jacques, doit la vie à la clairvoyance de sa mère qui le confie in extremis à Madeleine son employée… Dans leur diversité et leur singularité, ces trajectoires individuelles expriment finalement toute la complexité de l’histoire des Juifs de France au moment de la rupture capitale de l’été 1942. Le 28 juillet 1942, le sous-préfet de Vire transmet au préfet du Calvados une lettre de Nuta Augier qui sollicite la libération de sa femme et de son fils. Ces derniers sont déportés à Auschwitz-Birkenau par le convoi n°13 au départ de Pithiviers le 31 juillet 1942. Trois jours après, Rivka Goldnadel est déportée par le convoi n° 14. A ce moment là, personne ne peut appréhender ce qu’il advient des personnes arrêtées. La première phase de construction de Birkenau est à peine achevée. A Drancy, on ne parle pas encore de « Pitchipoï » et la Shoah n’est pas encore la Shoah…

Olivier Quéruel

Notes :

1. Les archives préfectorales sont totalement muettes à ce sujet et les deux témoins oculaires de l’arrestation ne mentionnent rien allant dans ce sens.
2. Entretien du 8 décembre 2010.
3. 15 000 Juifs de la région parisienne, 15 000 de province en zone occupée et quelques milliers en provenance de la zone libre. S. Klarsfeld, Le calendrier de la persécution des Juifs en France, p. 240.
4. Shoah en Normandie, p. 243-275.
5. Selon S. Klarsfeld, 5000 Juifs de nationalité française sont quand même arrêtés durant le second semestre de l’année 1942.
6. D’après Dannecker, le 26 juin, les Juifs en mariage mixte, ainsi que les ressortissants de certains Etats ennemis (Royaume-Uni, Etats-Unis, Mexique…) et des Etats neutres ou alliés du Reich ne peuvent pas être déportés. Lors des réunions de la Commission spéciale chargée des rafles parisiennes les 7 et 10 juillet, les « non-déportables » concernent aussi les mères d’enfants de moins de 2 ans, les femmes enceintes sur le point d’accoucher, celles dont le mari est prisonnier de guerre, les Juifs dont le conjoint est d’une autre nationalité que celles visées. Les enfants de 2 à 16 ans doivent être emmenés avec leurs parents, mais si un membre de la famille est exempté, les enfants de moins de 16 ans sont épargnés eux aussi. S. Klarsfeld, op. cit. p. 247 et 272.
7. Il figure déjà sur une liste d’individus non arrêtés transmise en mai 1942 par la Feldkommandantur 723 après les attentats d’Airan, AD Calv. 9W61.
8. Correspondance du sous-préfet datée du 27 avril 1942 rapportant cet accord, AD Calv. 2 MI 595 R 17.