Le 1er décembre 1942, retour d’abîme

Le 3 décembre 1942, un membre du service allemand de la propagande prenait des photos à Drancy : sur quelques uns des trente clichés conservés à la Bibliothèque Nationale de France, on aperçoit des visages angéliques : des enfants, inquiets ou souriant, entourés d’adultes ou regroupés en ribambelles le temps d’une prise de vue…

Colette, Claude, Roland, Gérard et Roselyne auraient pu se trouver eux aussi sur ces photographies. Arrivés dans le camp le 31 octobre avec leur mère, ils viennent pourtant d’être libérés deux jours plus tôt… Leur arrestation, intervenue dans les faubourgs de Vire le 26 octobre, ne connaît donc pas la même issue que celles qui la précèdent. Cette libération inespérée, si elle n’est pas un cas unique (1), recèle toutefois un sens très particulier : à la fin d’une année décisive, où tous les rouages de la machine génocidaire ont été actionnés en France et en Europe, cinq enfants, d’un coup, sans le savoir, sont extirpés de cette filière exterminatrice…

A l’instar des autres arrestations intervenues dans la ville, les circonstances de celle du 26 octobre 1942 sont délicates à établir. Les sources montrent que l’ordre vient des autorités allemandes, mais, comme pour l’arrestation de Maurice Finkelstein et David Furmanski survenue quatre semaines plus tôt, on remarque que les autorités françaises locales sont immédiatement sollicitées pour participer au processus de « transfert ». De ce point de vue, on peut déceler une différence notable avec les arrestations du printemps et du mois de juillet 1942 où les mécanismes de collaboration ne semblent pas encore systématisés (2). L’arrestation a vraisemblablement lieu au domicile de la famille Hausmann, c’est-à-dire chez l’employé de banque où elle loge depuis décembre 1941, en plein cœur du bourg de St-Martin-de-Tallevende. Même si l’opération est rapide, il est plausible que des témoins aient vu Mme Hausmann et ses cinq enfants être appréhendés, depuis la petite place du village. L’un des enfants, encore existant, se souvient d’avoir « joué » à cette occasion avec son frère, en mimant la marche ordonnée des soldats allemands et en manipulant un fusil imaginaire (3). Cette remarque insolite est éclairante sur les conditions de l’arrestation : celle-ci n’a sans doute pas été violente. Elle révèle aussi la manière dont un petit garçon de six ans peut vivre l’instant, de manière innocente et sans prise de conscience…

La suite du processus est assez singulière. Au-lieu d’être emmenée à la prison de Caen, la famille est transférée à l’hospice Saint-Louis de la ville, place de la reine Mathilde. L’état de santé de Szafndla Hausmann explique peut-être ce choix (4). Cinq jours après, le 31 octobre, elle et ses enfants sont transférés par la gendarmerie française à Drancy sur ordre de la Sicherheitspolizei. Sur l’une des fiches établies pour chacun à l’arrivée dans le camp, un détail important peut être relevé : alors que dans tous les documents antérieurs, Mme Hausmann est répertoriée comme « juive polonaise », elle apparaît alors comme « française naturalisée ». S’agit-il d’une erreur ou d’une correction volontaire ? Est-ce le premier facteur qui va contribuer à la libération du 1er décembre ? Tout reste à démontrer sur ce point crucial. Même si, parmi les Juifs de France, les étrangers ont été des cibles privilégiées dans la logique génocidaire, la nationalité française en tant que telle n’est plus un gage de protection et de survie depuis l’été 1942. Pour comprendre « l’issue heureuse » de cette arrestation, il faut une nouvelle fois se remettre dans le contexte précis de l’époque. Quelques jours après l’arrivée de la famille à Drancy, le convoi n°45 est parti, suivi d’une période de trois mois de suspension des « transferts vers l’Est » faute de trains. Même si la pénurie alimentaire est à nouveau préoccupante au début de l’hiver 1942, cette suspension des déportation et l’assouplissement temporaire des mesures de discipline fait renaître un certain optimisme chez la plupart des internés. Depuis quelques semaines, des représentants de l’UGIF (l’Union Générale des Israélites de France) sont admis à l’intérieur du camp pour négocier d’éventuelles libérations avec les autorités allemandes (5). Or, selon les dispositions imposées par la direction allemande, certaines catégories de personnes, sans être libérables, peuvent bénéficier du statut de « non déportables » : les femmes de prisonniers de guerre en font partie. D’une manière ou d’une autre, le statut de prisonnier de guerre d’Ofjer Hausmann (engagé dans l’armée française) a donc joué un rôle dans la libération de la famille. L’hypothèse d’une libération obtenue par le service social de l’UGIF est d’autant plus plausible que les enfants de Szafndla Haussman sont pris en charge par l’organisation jusqu’au 9 janvier 1943.

Quoi qu’il en soit, ce 1er décembre 1942, Szafndla et ses enfants sortent de Drancy en compagnie de sept autres personnes. Cinquante-deux personnes nouvellement internés font le chemin inverse ce même jour. Le camp à cette date compte presque 2200 internés ; à la fin du mois, ils sont plus de 3000. La fin de l’année 1942 est l’occasion d’établir un premier bilan des opérations de déportation pour les autorités allemandes et françaises : 43 convois sont partis de France depuis le mois de mars, emportant 41 951 personnes dont 6000 enfants de moins de 17 ans (6). Le 13 février 1943, les convois reprennent et quelques jours plus tard, l’UGIF perd le droit de solliciter toute négociation pour faire libérer de nouveaux internés, quels qu’ils soient… (7)

Olivier Quéruel

Notes :

1. Rappelons pour mémoire la libération de Nuta Augier, alors détenu à la prison de la Maladrerie fin octobre 1943 en compagnie des Kaminsky, eux-mêmes libérés du camp de Drancy en décembre 1943 ou janvier 1944.
2. A moins qu’il ne s’agisse d’un « effet de sources » : on ne peut pas en effet totalement exclure que des documents de la sous-préfecture de Vire établis à l’occasion des arrestations d’Abraham Drucker le 28 avril, de Riveka Augier, de Raphaël Augier et de Rywka Goldnadel le 14 juillet aient disparu.
3. Conversation téléphonique, juin 2012.
4. Dans les sources, ce facteur est évoqué fréquemment : par exemple, dans une correspondance du préfet datée du 27 novembre 1941 rapportant un « état de santé (qui) réclame un séjour à la campagne ».
5. Lire sur ce point Annette WIEVIORKA et Michel LAFFITTE, A l’intérieur du camp de Drancy, 2012, Perrin, p. 195-204.
6.  Serge KLARSFELD, Le calendrier de la persécution des Juifs en France – 1940-1944, Paris, éd. FFDJF, 1993, p. 710-711.
7. A l’intérieur du camp de Drancy, p. 210.