L’absence

Le texte qui suit a été lu collectivement par les élèves le 19 mai 2011 au Mémorial de Caen en forme d’hommage aux Juifs de Vire. Une façon aussi d’exprimer notre reconnaissance à Ida Grinspan et Charles Baron qui étaient présents.

« L’histoire des Juifs à Vire est longtemps restée occultée, enfouie dans l’oubli, reléguée par la méconnaissance. Révéler l’identité de ces personnes aujourd’hui, prononcer leurs prénoms, leurs noms, peut avoir deux sens. Ensemble, tout d’abord, ils dessinent à travers leurs destins individuels les contours d’une histoire des persécutions de tous les Juifs d’Europe. Évoquer ici leur existence permet, aussi, d’investir un territoire vide, une place désertée, un faubourg aux dimensions continentales qui pourrait avoir comme nom : l’Absence…

Bien que libre penseur, Salomon KAMINSKY, Juif argentin installé à Vire en 1938, est désigné comme « de religion israélite » sur les fiches de recensement. Il prend donc, comme tous les autres, les traits du Juif imaginaire… fantasmé, irréel…

Abraham DRUCKER, naturalisé et installé à Vire depuis 1937 en tant que médecin, est le premier à être arrêté le 28 avril 1942. Soupçonné d’«anglophilie», c’est un membre du parti collaborationniste PPF qui le dénonce…

Son fils, Jean DRUCKER, figure à ses côtés dans une liste d’otages potentiels dressée par les autorités allemandes au mois d’août 1941. Cet enfant incorpore sans le savoir la communauté des persécutés. Il est né depuis 16 jours…

Maurice FINKELSTEIN et David FURMANSKI, Juifs polonais, sont arrêtés le 26 septembre 1942 et déportés par le convoi n°40. Dotés de faux papiers et vivant peut-être de marché noir, ils sont les figures de la clandestinité dans laquelle les lois antisémites françaises et allemandes, innombrables, ont plongé tant de personnes…

Szmil ZAJDENWERG, Juif polonais installé a Vire depuis 1930, quitte la ville avec sa femme et ses deux enfants pour tenter d’échapper aux persécutions en février 1941. Cette même année, quinze personnes au total prendront cette initiative… qui sauvera probablement leur vie…

Parmi eux, Paul LEVY : propriétaire d’un magasin de vêtements bien connu des Virois avant la guerre, il anticipe la spoliation de son bien rendu possible par les lois d’aryanisation de 1941. La «fausse» vente qu’il réalise témoigne d’une vraie clairvoyance, dont on prive hâtivement les Juifs persécutés…

Léon KINOEL, va plus loin lorsqu’il frappe un officier allemand venu lui annoncer la transformation de sa maison en bordel pour l’armée. Ce geste lui coûte un départ précipité vers la clandestinité, et indirectement la vie de sa sœur Anna… Ce geste incarne aussi l’esprit de Résistance…

Cet esprit est en germe chez son jeune neveu, Adolfo KAMINSKY. Adolescent généreux et chimiste génial, il ignore, lorsqu’il entre comme apprenti dans l’une des teintureries de la ville occupée, qu’il vient de réaliser un pas déterminant vers la fonction qu’il occupera trois ans plus tard au sein d’un réseau de la Résistance juive : celle d’expert dans la fabrication de faux-papiers pour toute la zone Nord.

Adolfo, sans le connaître, a sans doute croisé Henri BONI. Henri, Juif bulgare, est arrêté le 22 février 1943 par les gendarmes de Vire avant d’être déporté par le convoi n°49.  Les démarches de son employeur auprès de la préfecture pour l’aider signalent la schizophrénie de la France sous Vichy : à la fois capable de se rendre complice du crime et déterminée à s’opposer aux logiques arbitraires.

Nuta AUGIER, Juif polonais, installé à Vire lui aussi depuis 1930, aurait pu suivre les pas des déportés. Arrêté à l’automne 1943, il doit son retour à la liberté à son statut d’ancien combattant, à l’intervention de Salomon KAMINSKY et à sa maladie. C’est un «rescapé» du hasard…

Ses deux plus jeunes filles, Rose et Sylviane, échappent vraisemblablement à l’arrestation grâce à l’intervention de leurs voisins. Dans le paysage mémoriel, à quelques pas des persécutés oubliés, on peut donc apercevoir d’autres silhouettes : ce sont celles des Justes.

Raphaël est déporté avec sa mère Rywka par le convoi n°13. Trois jours plus tard, Riveka GOLDNADEL fait le même parcours par le convoi n°14. Tous les trois sont les premiers Virois déportés raciaux. Leur arrestation a lieu en 1942, un 14 juillet…

Depuis quelques mois, Madame HAUSMANN, une Juive polonaise, est autorisée à séjourner à Vire. Le 26 octobre 1942, elle est arrêtée avec ses cinq enfants, Colette, Claude, Roland, Gérard et Roselyne. Son mari, Ojzer, lui aussi polonais, est prisonnier de guerre. Il s’était engagé dans l’armée française au début de la guerre… comme trois autres Juifs de Vire…

La dernière personne évoquée ici est Dora AUGIER. Elle vient d’avoir 15 ans lorsque les Allemands viennent l’arrêter le 22 octobre 1943. Jusqu’à Drancy, la famille Kaminsky est à ses côtés, mais ne peut pas empêcher sa déportation par le convoi 62. Dora est morte deux fois. La première fois physiquement à Birkenau ; la seconde fois symboliquement, lorsque son patronyme est écorché dans la liste officielle des victimes de la guerre à Vire et que le statut de «déporté politique» lui est donné. Cinquante ans après sa mort, un ouvrage d’histoire locale la désigne comme Nora.

« Nora ANGER, déporté politique, morte pour la France ». Cette formule erronée est peut-être la plus révélatrice des zones d’ombre, des silences et de la puissante amnésie qui entourent l’histoire de Jacques, Paul, Riveka, Henri, Colette, Barouch, Sylvia, Raphaël, David et les autres…

Nous étions une vingtaine il y a quelques instants, ce qui représente le nombre de Juifs arrêtés à Vire en 1942 et 1943. Ma solitude exprime l’absence : celles des sept déportés à Auschwitz-Birkenau, sept parmi six millions… »